Avant d’aborder les enjeux spécifiques de l’œuvre conçue pour cette exposition par Nathalie Junod Ponsard, il convient de situer la pratique générale de l’artiste dans une perspective historique dont l’horizon se situe vers 1912-1913, lorsque sont formulées les prémices d’un langage visuel qui se verra qualifié, environ un demi-siècle plus tard, d’« art cinétique », d’« art optique » ou encore, plus largement, d’« art perceptuel »1 . Chez Giacomo Balla ou Kazimir Malevitch, pour ne citer qu’eux, l’objectif de cette sensibilité est double : en adéquation avec la connaissance approfondie du réel apporté par les sciences modernes, il s’agit de récuser les limites de la matière en explorant les seuils du visible. Autrement dit : le support matériel demeure, mais au titre de champ d’activité d’un phénomène lumineux et vibratoire. Ces initiateurs de l’abstraction récusent déjà l’idée traditionnelle de la composition ; cette dernière ne saurait plus être un agencement figé d’éléments formels et de valeurs colorées. Dans certaines de leurs réalisations majeures (Compénétration iridescente de 1912 pour le premier, Plan en dissolution de 1917-18 pour le second), s’impose dès lors une vibration généralisée, le plus souvent produite sur un plan psycho-physiologique (que l’on pourrait localiser entre l’œil et le cerveau), ceci grâce à des moyens comme l’intermittence lumineuse ou encore de simples variations de tonalités. Le champ traditionnel de l’œuvre en est bouleversé : il n’est plus celui, figé et distant, de la représentation mais celui, hautement variable, de l’espace et du temps réels de la perception d’un observateur devenu partie intégrante de l’œuvre. À partir des années 1960 et dans l’espace réel du lieu d’exposition, des artistes comme James Turrell, Jesús Rafael Soto, Julio Le Parc, Robert Irwin ou encore Fujiko Nakaya vont à leur tour exploiter l’élasticité de la perception visuelle selon une conception héraclitéenne du flux, dans laquelle la vérité n’est accessible qu’aux sens, sur un plan temporel et phénoménologique (Henri Bergson, Maurice Merleau-Ponty, Rudolf Arnheim). Les artistes évoqués emploient désormais des moyens comme la lumière électrique directe (et non plus celle, indirecte et pigmentaire, figée sur la toile par quelque moyen) ou encore comme le mouvement (à la fois comme déplacement physique et comme sensation interne). À ce titre, il est notable que l’apparition des premières sources de lumières directes dans l’art (avec François Morellet, Dan Flavin ou Julio Le Parc) se fit à une échelle architectonique qui est celle de l’environnement. Posé comme cadre élargi de la propagation lumineuse, ce milieu est devenu l’œuvre elle-même ; il submerge et enveloppe le spectateur qui y évolue, le plus souvent aux côtés d’autres spectateurs qui font la même expérience dont on peut voir une préfiguration dans la Cellule à pénétrer de Le Parc en 1963 ou un Pénétrable de Soto dès 1967. Cette logique d’une douce coercition, d’une emprise exercée sur les observateurs, s’avère cruciale chez Nathalie Junod Ponsard.
L’œuvre, intitulée L’épaisseur de la lumière, telle que l’artiste projette de la produire dans l’espace principal de la Fondation EDF à Paris et à l’heure où ces lignes sont écrites, s’avère aussi complexe à décrire qu’elle s’avèrera simple et intense une fois appréhendée in vivo. Elle sera en tout cas, et la chose est systématique chez Nathalie Junod Ponsard, comme chez Daniel Buren ou Felice Varini, une œuvre in situ, c’est-à-dire conçue et réalisée en fonction des particularités de l’endroit 2. Toutefois, et c’est là une particularité de son approche, Nathalie Junod Ponsard n’apporte pas la moindre modification matérielle ou structurelle à l’architecture dans laquelle elle est invitée à intervenir : l’espace est simplement peint de couleur gris perle, la teinte la plus neutre possible et, dès lors, la plus apte à recevoir les modulations lumino-chromatiques 3. Placés en certains points stratégiques, des projecteurs lumineux (des supports LED) diffusent certaines fréquences colorées dont les variations dans le temps donnent l’impression qu’elles se déplacent. Selon un principe d’interaction binaire, les valeurs chromatiques complémentaires, comme le bleu et le rouge par exemple, s’opposent dans l’espace, divisant celui-ci en deux parallélépipèdes égaux, mais en transformation incessante. Car l’œuvre fonctionne selon le principe même du gyrophare, à cette différence notable toutefois : aucun dispositif rotatif, de double projection lumineuse ne se trouve au centre de l’espace. Pourtant, par le biais d’un jeu d’allumage, de coloration et d’alternance complexe, les deux zones (ou volumes) colorés pivotent dans l’espace selon un axe central, tel le faisceau lumineux rotatif d’un phare maritime. Les couples colorés se succèdent et, d’une certaine façon, sont équivalents. Car seul importe la chorégraphie binaire de leur dialogue. À mi-chemin entre l’expanded cinema d’Anthony McCall (la projection lumineuse, rendue quasiment palpable par un brouillard artificiel, envahit l’espace), et une Chromosaturation de Carlos Cruz-Diez (trois salles identiques sont baignés de trois lumières colorées) les spectateurs de l’œuvre de Nathalie Junod Ponsard déambulent librement dans un environnement paradoxal dont la couleur est pleinement dissociée de la forme : la lumière colorée glisse sur le sol, les cimaises et le plafond, telle un épiderme dissocié de son corps. Peinture, sculpture et architecture cohabitent, sans se confondre. Composée de vastes étendues monochromes, cette Épaisseur de la lumière est aussi abstraite que possible – au sens où l’ont souhaité certaines figures de l’art moderne comme Mark Rothko ou Josef Albers, tentant de soustraire la peinture à la domination de l’image en accordant à leurs surfaces peintes une densité spatiale inédite. De la même façon, la pratique de Nathalie Junod Ponsard, en ce qu’elle explore les limites de la perception et en ce qu’elle conjugue intensité optique et ascèse formelle, s’inscrit en de nombreux points dans cette tendance perceptuelle. Nées d’un dialogue soutenu avec l’architecture, ses fantasmagories chromatiques font de la lumière directe l’agent insoupçonné d’une douce coercition sensorielle, vecteur nécessaire de l’expérience esthétique.
Matthieu Poirier est historien de l’art, critique et commissaire d’exposition.
1 Tirée de ma thèse de Doctorat, soutenue à l’Université Paris-Sorbonne (2012, à paraitre), la présentation de cette histoire fut l’enjeu central de l’exposition « Dynamo. Un siècle de lumière et de mouvement. 1913-2013 » qui s’est tenue cette année aux Galeries nationales du Grand Palais à Paris et dont j’ai été le Commissaire (Commissaire général : Serge Lemoine ; Commissaires associées : Domitille d’Orgeval et Marianne Lemoine).
2 L’œuvre, comme c’est toujours le cas chez l’artiste, ne sera éventuellement transposable que dans un lieu bénéficiant de caractéristiques structurelles très similaires.
3 L’œuvre, comme c’est toujours le cas chez l’artiste, ne sera éventuellement transposable que dans un lieu bénéficiant de caractéristiques structurelles très similaires.