« Les environnements et expériences modernes transcendent toutes les frontières géographiques et éthiques, de classes et de nationalités, de religion et d’idéologie; dans ce sens, la modernité permet d’unir tous les hommes. Mais, c’est une unité paradoxale, une unité de désunion, qui nous entraine dans un maelstrome de désintégration et de renouveau perpetuels de lutte et de contradiction, d’ambiguïté et d’anxiété. Etre moderne, c’est faire partie d’un univers dans lequel, comme Marx dit, « tout ce qui est solide se dissout dans l’air. « 

Marshall Berman [1]

Le monde moderne est un maelstrome de croisements universels de toutes sortes: capitalistes, terroristes, laïcistes, fondamentalistes, etc. qui engendrent différentes réactions humaines possibles variant de la célébration communautaire à la répression démocratique. A l’intérieur de ce maelstrome, l’habitat de l’homme demeure, de façon inimitable, solide, structuré et libre des tensions entre la vie urbaine, la nature et les actions de l’homme. La ville moderne n’est pas seulement le centre de tous les maelstromes mais, en réalité, elle fait apparaitre et disparaitre ses propres actions.
La cité moderne, et ses constructions planifiées détiennent la clé de la psychologie et des actions humaines. L’entrelacement des rues et des batiments, des lignes et des contours, des flux et reflux, des concentrations et zones vides sont tous differemment caractérisés et la structure urbaine finit par unir et paralyser l’esprit humain. C’est ici que l’artiste française Nathalie Junod Ponsard puise son inspiration pour son oeuvre.

Ponsard a étudié en France à l’Ecole des beaux-arts de Nantes et à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris (ENSAD) et, a principalement créé des installations. Ses déplacements personnels fréquents – en des endroits aussi éloignés que l’Europe, l’Inde, Hong Kong et Singapour – ont construit et formulé sa pratique artistique actuelle, comme étant un palimpseste d’idées internationales.

Ponsard peut être apparentée à un flâneur – un spectateur secret du spectacle des espaces et places de la ville. Charles Baudelaire a noté ceci à propos du flâneur :

Pour le flâneur parfait, pour le spectateur passionné, c’est une joie immense que d’installer sa maison dans le coeur de la multitude, au milieu des flux et reflux du mouvement, du fugitif et de l’infini. Etre loin de chez soi et cependant toujours se sentir chez soi où que l’on soit; pour voir le monde, être au centre du monde, et cependant ne pas être 
affecté par le monde- tels sont quelques uns des menus plaisirs de ces natures indépendantes, passionnées, impartiales que la langue peut définir maladroitement. [2]
Le flâneur devient un être existentiel cherchant à découvrir le mystère de l’existence, en étant dans la ville urbaine et capitaliste. Ponsard recherche les choses qui capturent son regard et ainsi complètent son propre sentiment de soi dans ce nouveau territoire trouvé.
En tant que flâneur, les oeuvres de Ponsard dénotent une conscience de la concision du capitalisme, qui ne laisse aucune place, aucun espace libre de son aura ou de son mystère. L’urgence à identifier et proposer de nouvelles dimensions et de nouvelles voies de vision devient la vocation primordiale de Ponsard dans la vie urbaine de la ville-état de Singapour.

Toutes les sociétés développent, par le travail qu’elles produisent, leurs caractères urbains. La cité – état de Singapour, située légèrement au nord de l’équateur, est souvent décrite comme une metropolis capitaliste par excellence. Née d’ un petit village de pêcheurs, bien située au milieu des anciennes civilisations du Sud-est asiatique, Singapour – comme nous la connaissons aujourd’hui – est une vision occidentale. Imaginée par Sir Stamford Raffles en 1819, ella a été créée pour répondre à un besoin économique de l’Empire britannique en Asie du sud-est. Mais, c’est cette vision qui a fait la force de l’île. On ne lui connait pas d’autres réferences culturelles ou historiquesautres que celle économique. Cela pose un 
problème unique de négotiation du panorama urbain, qui sort de la dialectique entre contrôle urbain et inachèvement. Le panorama et le paysage urbain sont les testaments d’un imaginaire économique et non pas ceux d’autres formes d’un vaisseau culturel.

La fascination de Ponsard pour ce miracle économique et ses espaces urbains est traité à travers trois principes de base: la notion d’intériorité et d’extériorité des batiments publics; la notion de géométrie comme grammaire pour expliquer l’existence humaine; et la notion des couleurs primaires ayant de solides références avec les sciences de l’univers. Utilisant la lumière comme medium, et armée d’une philosophie qui embrasse le mouvement artistique du Minimalisme, Ponsard est constamment à la recherche du noyau essentiel d’une expérience singapourienne. Elle formalise une identité esthétique en associant les ambivalences spatiales, architecturales et fonctionnelles, inhérentes à tous les édifices publiques en utilisant un éclairage minimaliste pour illuminer des objets, des choses, des personnes et des espaces non minimalistes, et aussi, pour éclairer ce qui n’est pas là. Dans ce processus, Ponsard crée des espaces virtuels en partant des endroits réels. En défiant comme il semblerait, ce principe de virtualité guide l’intention de Ponsard à rendre visible ce qui est invisible.

Ponsard s’est engagée à Singapour avec plusieurs installations majeures dans des batiments publics 
d’importance comme l’Alliance Française et le Singapore art Museum. Dans ces expositions de renom où des parties de batiment sont éclairées, Ponsard a attiré l’attention sur l’architecture, l’histoire et son usage actuel. Les oeuvres de Ponsard ont mis en évidence deux problèmes principaux: tout d’abord, l’utilisation des espaces, tels qu’ils sont perçus par les usagers et les observateurs, ne correspond pas forcément à l’aboutissement culturel et historique de l’espace; deuxièmement, la cité est trop illuminée alors que le logement public, à Singapour, prend en charge l’éclairage public, la limite entre l’éclairage pour la sécurité et l’éclairage pour la luminosité et, un sens d’abus est constamment marqué. Quand dépasse-t-on la limite? La réponse se cache dans la condition culturelle de la société donnée.

La mission de Ponsard qui est de changer le caractère et la fonction d’un espace, de façon à engendrer une nouvelle vision pour un espace qui en temps normal serait ordinaire et ferait partie du quotidien, la force à considerer assidument le climat, son choix d’espaces, ce que les gens y font à l’intérieur, le déplacement des visions et le genre de public qu’il invite.

D’une certaine façon, elle transforme, celui qui regarde en un spectateur regardant dans un aquarium de la vie moderne. Mais si nous sommes tous des spectateurs d’espaces, voyons nous assez ou avons nous réellement 
vu ? Si notre perception visuelle d’un espace est seulement l’accumulation de la somme de ce qu’on nous a dit de voir, sommes nous réellement aveuglés par la visualité prescrite? Il se pourrait que nous regardons les espaces, comme de simples espaces dans lesquels les populations et batiments sont placés; Merleau Ponty, ce phénoménologiste de renom, voudrait voir les espaces comme des « moyens par lesquels la position des choses devient possible »[3]. C’est ici que les oeuvres de Ponsard convergent.

Quatre projets majeurs, à Singapour, sont dignes d’une mention spéciale:

Architecture of Light and Flux of EnergyArchitecture de Lumière et Flux d’Energie.
Une installation de lumière sur le batiment de l’Alliance Française.
Decembre 1999/ janvier 2000.
En illuminant l’architecture de verre du batiment l’artiste s’engage avec une installation de lumière qui cherche à définir la structure spatiale du batiment. Ici, la lumière réinvente les métaphores spatiales depuis celle de l’urbanisme jusqu’à celle de l’esthétique. Ponsard anthropomorphise la lumière en un manipulateur de public.

Cosmic Geometry – Géometrie Cosmique. The Substation (Mai 2000), est une installation importante « métaphorisant » 
le concept du soleil et de la lune. Contrairement aux éclairages d’espaces architecturaux de Ponsard, cette exposition était centrée sur les principes primordiaux qui guident l’approche de Ponsard aux arts visuels. L’exposition révèle sa préoccupation d’une philosophie existentielle, de la géométrie , des principes de l’univers qui structurent la vie quotidienne et le mouvement artistique, le Minimalisme, qui est son mode de pratique préféré. Cette exposition a amoindri l’importance de la philosophie pour mettre en valeur son approche en tant que flâneur .

To Share the Landscape – Partager le Paysage, Gallery Evason (juin 2000-octobre 2001) a mis en avant les écrans monochromes de la galerie pour que le public puisse les examiner. Le travail en lui-même se situe à la frontière entre espace naturel et urbain. Utilisant les trois couleurs chromatiques primaires au travers de filtres, mais de manière non obstructive, pour mettre en valeur la nature monochromatique de l’espace de la galerie, avec succés Ponsard a reconstitué les lumières naturelles et artificielles qui s’écoulent à l’intérieur de l’espace à travers des filtres faisant écho à la position moderniste personnelle de Gallery Evason, dans un centre ville re-développé.

To Share the Landscape No2 – Partager le paysage No2.
L’ exposition au Musée d’art contemporain de Singapour (décembre 2001/ février 2002) est dans la continuité de celle de Gallery Evason. Conceptuellement similaire, le 
contexte architectural a muté du modernisme (Gallery Evason) au classique (Singapore Art Museum). Cette exposition relève une proposition interessante : que toute négotiation spatiale doit être obtenue par médiation à travers sa parenté paradoxale entre l’histoire de l’espace, ces qualités existentielles et ses relations avec ses utlisateurs/ spectateurs.

Chez Ponsard l’utilisation de la lumière aussi bien qu’instrument technique qu’esthétique n’ a ici aucune valeur. Que se soit de manière naturelle ou artificielle, Ponsard anthropomorphise la lumière en un « être » qui puise son existence de l’absence/présence. La lumière ne sert pas seulement d’agent de change mais elle développe également une stature visuelle de son propre droit. Théatralement, l’obscurité représente une pénombre des activités souterraines, que Ponsard manipule efficacement à son avntage en utilisant la pénombre pour cadrer ses illuminations. Cette utilisation de la lumière et de l’obscurité met en valeur la relation paradoxale de ces deux éléments dans la création de la ville moderne. Son jeu avec les champs visuels est également caractérisé par la prédominance formelle des formes géométriques, qui gratifie les espaces et les objets d’un haut niveau de composition abstraite. Dans ces oeuvres les plus majeures à Singapour, Ponsard ne joue pas seulement avec la lumière, la transparence, la perception et la filtration pour apporter de nouvelles dimensions esthétiques aux espaces mais elle 
développe une plus forte reconnaissance des champs visuels à travers la célébration de la simplicité de la Forme. La Forme, qu’elle soit géométrique ou autre, souvent oubliée par les espaces formels qui l’ entourent se débarasse de ses valeurs utilitaires pour acquérir une sensibilité esthétique. Ceci est accompli au travers d’un degré élevé de luminosité, qui rend floue la ligne entre perception et visibilité: la première étant inculquée socialement dans chaque être humain, la deuxième capturant méthodiquement ce qui est perçu sans altération idéologique. Le résultat final étant que le spectateur qui regarde, s’il s’engage, est alors amené le plus près possible du seuil de la visibilité. Pareilles polarités, confrontations et négotiations provoquent une conscience intensifiée du pouvoir le moins reconnu des espaces, de la géométrie et de la couleur qui forment la ville moderne.

Ponsard continue à être influencée par le Minimalisme et sa recherche de l’essentialisme dans les arts visuels, qui lui sert de textes ouverts pour les interprétations.La vie moderne se prête à ceci, avec sa capacité de renouveau perpetuel et de transformation. Bien que modeste, l’engagement de Ponsard avec la ville moderne est de grande valeur et s’inspire du monde parisien de Charles Baudelaire. Saisir l’imaginaire singapourien est au mieux un défi et, Ponsard, à sa propre façon, a laissé son empreinte dans un système urbain par ailleurs saturé. Ses interêts acturels, l’ont amenée à explorer les thèmes majeurs, en relation avec les systèmes
biologiques humains. Nous, les observateurs, alors que nous pouvons faire partie du monde moderne, sommes en fait assis à l’extérieur de l’aquarium du monde moderne. Ponsard nous permet de jeter un coup d’oeil à l’intérieur du flux et reflux de la vie qui se reinvente constamment, comme « tout ce qui est solide se dissout dans l’air ».

Notes
[1] Marshall berman. All That is Solid Melts into Air. London: Penguin Books, 1982, p15.
[2] Charles Baudelaire. The Painter of Modern Life and Other Essays . London: Phaidon Press Ltd, 1964, p 9.
[3] Maurice Merleau-Ponty. The Phenomenology of Perception. New york: Routledge, 1989, p.243.

Venka Purushothaman.

Critique culturel, professeur en théorie de l’art et administration des arts à l’Ecole supérieure des arts Lasalle-Sia de Singapour. Régulièrement, il écrit des critiques dans le domaine des arts plastiques et donne des conférences sur la politique artistique et culturelle dans divers forums publics. Il est également un membre des examinateurs experts en politique des arts et de la culture à Singapour.

Traduit de l’anglais